Inspecteur sans bavure

Ma mère, qui ne sait même pas que Technikart existe, aime Derrick au premier degré. Elle qui a été abonnée à Télérama alors que tout y était encore en noir et blanc, qui trouve qu’Alain. Rémond y allait « un peu fort parfois », s’est toujours régalée devant des intrigues aussi minimales, un rythme aussi étique, une impassibilité des acteurs frisant le théâtre nô. Elle a souvent poussé le vice jusqu’à les enregistrer, les regardant à la sortie du travail devant un bol de Ricoré et une tartine. Ses fils avaient beau lui dire que tout y était beige et marron, que tout cela était in regardable, elle s’est toujours moquée de ces jugements de petits merdeux pour apprécier quelque chose comme un rêve d’Allemagne, pays où selon elle on ne jette pas inconsidérément un papier par terre. Me piquant de cinéphilie, j’essayai un jour, guidé par la critique, de m’initier à Fassbinder lors d’un cycle sur Arte. Recevant mal la chaîne franco-germanique, je demandai à ma mère d’enregistrer Maman Küsters s’en va au ciel afin de le regarder au goûter, devant une tasse de Nescafé et une tartine. Malheureusement, dans un sombre malentendu, des cassettes s’intervertirent et, n’ayant jamais vraiment regardé Derrick, je commençai à goûter une piètre histoire de vol de bijoux à Hambourg comme de l’authentique cinéma révolutionnaire. De son côté, ma maman trouva étrange que Horst Tapper mette autant de temps à déjouer cette prise d’otages gauchiste. Nous mimes trois quarts d’heure, chacun de notre côté, pour nous rendre compte de l’échange standard. Mais un doute subsista.

Et aujourd’hui, ma mère ne regarde plus sa série favorite sans y percevoir des conflits de classe larvés. De mon côté, je ne peux plus regarder un épisode de Berlin Alexanderplatz sans m’attendre à voir arriver l’inspecteur, avec son charme de menhir, outil du capitalisme aveugle mais bon bougre faisant la joie secrète des institutrices de centre-gauche.

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